LUTTE CONTRE LES ABUS DANS LE DOMAINE DE LA FISCALITE DIRECTE


Article publié dans la Revue « Fiscalité Européenne et Droit International des Affaires » N° 153

(Année 2008)


La Commission européenne a adopté une communication invitant les États membres à effectuer une révision générale de leurs règles anti-abus dans le domaine de la fiscalité directe, en tenant compte des principes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour de justice européenne et à envisager les possibilités de solutions coordonnées dans ce domaine.

Pour éviter la fraude fiscale, les États membres ont mis en place des règles anti-abus visant à empêcher les agents économiques d’éroder la base d’imposition sur leur territoire en détournant leur revenu vers d’autres pays.

Les règles anti-abus existant dans les États membres ne prennent souvent pas correctement en compte les libertés garanties par le traité et sont donc de plus en plus contestées. Dans le cadre d’une approche communautaire coordonnée de la fiscalité directe, la Commission souhaite aider les États membres à aligner leurs règles anti-abus sur les exigences du droit communautaire et à examiner les solutions constructives et coordonnées qu’il est possible d’apporter aux défis qui se posent aux États membres.

La mise en place d’un droit fiscal européen incite l’UE à aborder les problèmes liés à l’application des règles anti-abus.

Au cours des dernières années, la Cour de justice des Communautés européennes a rendu de nombreux arrêts dans ce domaine (par exemple Eurowings, Lankhorst-Hohorst, Cadbury-Schweppes, Thin Capitalisation GLO) dans lesquels elle a précisé les limites de l’utilisation licite des règles en matière de lutte contre l’évasion fiscale. Celles-ci ne doivent pas être trop générales, mais viser les montages purement artificiels, c’est-à-dire les situations caractérisées par l’absence d’implantation véritable ou, plus généralement, de justification commerciale.

Ces décisions ont un impact important sur les règles existantes qui n’ont pas été formulées en tenant compte des contraintes communautaires.

Il est certes important de veiller à ce qu’aucun obstacle ne vienne indûment restreindre l’exercice des droits dont bénéficient les particuliers et les opérateurs économiques en vertu de la législation communautaire, mais les États membres doivent également être en mesure de gérer des systèmes fiscaux efficaces et d’éviter toute érosion indue de leur assiette fiscale imputable à des abus ou à la non-imposition involontaire.

La Commission considère par conséquent qu’il est urgent:de trouver un juste équilibre entre l’intérêt public consistant à combattre les abus et la nécessité d’éviter les restrictions disproportionnées des activités transfrontalières au sein de l’UE; et de mieux coordonner l’application des mesures anti-abus en ce qui concerne les pays tiers, afin de protéger les assiettes fiscales des États membres.

Par la présente communication, la Commission souhaite susciter un débat plus général sur les réponses constructives et coordonnées qu’il convient d’apporter aux défis qui se posent aux États membres.

De plus, et sans préjudice des orientations fixées à ce jour par la CJCE, il reste à examiner l’application pratique des principes appropriés au-delà des circonstances particulières dans lesquelles ils ont été formulés.

La Commission souhaite donc inviter les États membres et d’autres parties intéressées à collaborer avec elle pour favoriser une meilleure compréhension des implications qui en découlent pour les systèmes fiscaux des États membres.

Il n’y a abus que lorsque l’objectif du droit fiscal n’est pas atteint en dépit du respect formel des conditions fixées par la législation et qu’il existe une intention d’obtenir un avantage aboutissant à créer artificiellement les conditions d’obtention de cet avantage.

L’évasion fiscale ou les abus doivent être distingués de la fraude fiscale qui implique un comportement infractionnel délibéré, généralement punissable par la loi (par exemple le dépôt intentionnel de fausses déclarations ou de faux documents).

Communication de la Commission au Conseil, au Parlement Européen et au Comité Economique et Social Européen

L’application des mesures de lutte contre les abus dans le domaine de la fiscalité directe – au sein de l’Union européenne et dans les rapports avec les pays tiers[1]

1. INTRODUCTION

Dans sa communication sur la coordination des systèmes de fiscalité directe des États membres dans le marché intérieur[2], la Commission présente plusieurs formules de coordination et de coopération entre États membres qui leur permettraient d’atteindre leurs objectifs de politique fiscale et de protéger leurs assiettes fiscales tout en respectant leurs obligations au titre du traité CE et en garantissant l’élimination de la double imposition. Dans certains domaines, cette coordination est tout simplement essentielle. Dans d’autres, on peut envisager des solutions unilatérales, mais il peut préférable de rechercher des solutions communes, même lorsque, à première vue, les intérêts directs des États membres dans les domaines concernés ne semblent pas toujours converger. La Commission a l’obligation légale de veiller à ce que les États membres respectent les obligations qui leur incombent en vertu du traité CE, mais également la responsabilité politique de rechercher et de promouvoir à cet effet des solutions constructives. Concernant l’application des règles en matière de lutte contre l’évasion fiscale, la Commission estime, à la lumière, tout particulièrement, de certains arrêts récents de la Cour de justice européenne, qu’il est urgent:

– de trouver un juste équilibre entre l’intérêt public de lutter contre les abus et la nécessité d’éviter toute restriction disproportionnée des activités transfrontalières au sein de l’UE, et

– de mieux coordonner l’application des mesures anti-abus en ce qui concerne les pays tiers, afin de protéger les assiettes fiscales des États membres.

Tenant compte de ce qui précède, la présente communication analyse les principes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour de justice européenne en vue de susciter un débat plus général sur les réponses qu’il convient d’apporter aux défis qui se posent aux États membres dans le domaine concerné. Il s’agit donc d’une initiative visant à poser le cadre des nouvelles discussions qu’il y a lieu d’engager avec les États membres et les parties prenantes afin d’explorer le spectre des solutions coordonnées envisageables dans ce domaine.

La notion de «règles anti-abus» recouvre un large éventail de règles, mesures et pratiques. Certains États membres appliquent un concept général de l’abus fondé sur la législation ou défini dans la jurisprudence. D’autres appliquent des dispositions anti-abus plus spécifiques, telles que les règles relatives aux sociétés étrangères contrôlées (SEC) et à la souscapitalisation, qui ont pour objet de protéger l’assiette fiscale de certaines formes d’érosion.

Parmi les autres types de dispositions spécifiques de lutte contre les abus, on peut citer le passage de l’exemption à la méthode du crédit dans certaines situations transfrontalières (lorsque le revenu de source étrangère a été soumis à un régime de taxation à faible taux ou à taux préférentiel) ainsi que des dispositions ciblant explicitement les investissements passifs réalisés dans d’autres pays. De nombreux États membres appliquent un assortiment de mesures anti-abus générales et spécifiques. Par ailleurs, des dispositions anti-abus sont également prévues dans les directives communautaires relatives à l’impôt sur les sociétés.

En ce qui concerne la compatibilité des mesures anti-abus nationales avec le droit communautaire, il convient d’établir une distinction entre leur application au sein de la Communauté (cas dans lequel s’appliquent les quatre libertés) et leur application dans les rapports avec les pays tiers (cas dans lequel seule s’applique la libre circulation des capitaux)[3]. L’application des règles anti-abus dans les rapports avec les pays tiers est donc traitée séparément à la section 4.

La présente communication se limite au domaine de la fiscalité directe. Il convient bien entendu de noter que la Commission poursuit une politique active en matière de régimes de lutte contre l’évasion fiscale dans le domaine de la fiscalité indirecte, notamment en ce qui concerne la TVA. Cette politique est influencée de façon déterminante par le fait que le domaine de la fiscalité indirecte se caractérise par un plus fort niveau d’harmonisation et que la directive 2006/112/CE[4] prévoit des règles et des procédures spécifiques permettant aux États membres de prendre des mesures pour lutter contre l’évasion fiscale. Dans ce contexte, la Commission travaille en étroite collaboration avec les États membres et joue un rôle proactif, au travers de groupes de travail spéciaux, dans la lutte contre les abus.

2. DÉFINITIONS ET PRINCIPES FONDAMENTAUX ISSUS DE LA JURISPRUDENCE DE LA COUR DE JUSTICE EUROPÉENNE

Évasion fiscale et abus

La CJE a statué que toute personne qui se trouverait normalement dans une situation couverte par le droit communautaire peut perdre les droits dont elle jouit au titre de la législation communautaire si elle cherche à en abuser. Les cas visés sont exceptionnels: il n’y a abus que lorsqu’en dépit d’un respect formel des conditions fixées par les dispositions communautaires applicables, l’objectif de ces dispositions n’est pas atteint et qu’il existe une intention d’obtenir un avantage aboutissant à créer artificiellement les conditions d’obtention de cet avantage[5]. La CJE a notamment appliqué cette doctrine à la législation communautaire relative aux restitutions à l’exportation et à la TVA.

Dans sa jurisprudence concernant la fiscalité directe, la CJE a en outre statué que la nécessité de prévenir l’évasion fiscale ou les abus peut constituer une raison impérieuse d’intérêt général de nature à justifier une restriction des libertés fondamentales[6]. La notion d’évasion fiscale est toutefois limitée aux «montages purement artificiels dont le but serait d’échapper à l’emprise de la législation fiscale» de l’État membre concerné. Pour être licites, les règles nationales en matière de fiscalité doivent être proportionnées et avoir spécifiquement pour objet de faire obstacle aux «montages purement artificiels».

Montages purement artificiels

En réponse à des arguments présentés par des États membres, la CJE a signalé plusieurs facteurs qui ne suffisent pas, en eux-mêmes, à constituer des montages abusifs, c’est-à-dire purement artificiels. Elle a statué, par exemple, que le simple fait pour une filiale d’être établie dans un autre État membre ne saurait, en soi, fonder une présomption d’évasion fiscale[7] et que le fait que les activités de l’établissement secondaire implanté dans un autre État membre peuvent tout aussi bien être exercées par l’assujetti à partir du territoire de son État membre d’origine ne permet pas de conclure qu’il y a un montage purement artificiel[8]. La CJE a aussi expressément confirmé qu’il est tout-à-fait légitime de tenir compte de considérations fiscales pour déterminer l’implantation géographique d’une filiale[9]. L’objectif consistant à minimiser sa charge fiscale constitue en soi une démarche commerciale valable, dès lors que les mesures prises à cet effet n’aboutissent pas à des transferts artificiels de profits. Du moment que l’assujetti ne s’est pas rendu coupable de pratiques frauduleuses, l’État membre ne peut restreindre l’exercice des droits liés à la liberté de mouvement du seul fait que les niveaux de taxation sont plus faibles dans d’autres États membres[10], et ce même si ces derniers offrent des régimes fiscaux spéciaux favorables[11]. Les États membres ne peuvent se prévaloir de distorsions de l’implantation des activités commerciales provoquées par des aides d’État incompatibles avec le traité CE et de pratiques de concurrence fiscale dommageable pour prendre des mesures unilatérales de limitation de la liberté de mouvement visant à en contrebalancer les effets[12]. Ce sont des problèmes qu’ils doivent résoudre à la source au travers des procédures judiciaires ou des mesures politiques appropriées. Il va de soi que les mesures anti-abus doivent elles-mêmes se conformer aux dispositions du traité CE en matière d’aides d’État[13]. La Commission continuera à surveiller l’application des règles établies par le traité CE en matière d’aides d’État et de soutenir les travaux entrepris au Conseil par le groupe «code de conduite».

Pour que les règles anti-abus soient justifiées, elles doivent se limiter aux situations dans lesquelles il existe un élément supplémentaire caractérisant l’abus. Dans sa jurisprudence récente, la CJE fournit des indications plus explicites sur les critères de détection des pratiques abusives, c’est-à-dire des montages purement artificiels. C’est ainsi que, dans l’affaire Cadbury, la CJE a statué qu’une implantation doit être considérée comme effective lorsqu’on constate, sur la base d’éléments objectifs et vérifiables par des tiers, relatifs, notamment, à son existence physique sous la forme de locaux, de personnel et d’équipements, qu’elle correspond à une réalité économique, c’est-à-dire à une implantation réelle ayant pour objet l’exercice d’activités économiques effectives et non à une simple filiale «boîte aux lettres» ou «écran»[14]. Dans l’affaire Thin Cap[15], la question était non pas de savoir si l’implantation des assujettis concernés était effective, mais si l’État membre pouvait imposer des restrictions fiscales aux arrangements financiers entre sociétés apparentées. La CJE a confirmé que le fait que les conditions générales des transactions financières entre sociétés apparentées établies dans différents États membres s’écartent de celles qui auraient été convenues entre des parties non apparentées représente un élément objectif et vérifiable par des tiers utilisable pour déterminer si la transaction en cause constitue, en tout ou en partie, un montage purement artificiel. La législation élaborée sur cette base était proportionnée, pourvu que l’assujetti ait la possibilité d’apporter des preuves de toute justification commerciale des arrangements en cause.

La détection d’un montage purement artificiel passe donc en fait par une analyse comparée du fond et de la forme. L’application des tests appropriés dans le cadre des libertés prévues par le traité CE et des directives relatives à l’impôt sur les sociétés impose d’en comparer les fins et les objectifs avec ceux qui sous-tendent les arrangements mis en œuvre par les bénéficiaires (les assujettis). En matière d’implantation des entreprises, on éprouve immanquablement des difficultés à déterminer le niveau de réalité économique et commerciale des arrangements concernés. Parmi les aspects objectifs à prendre en compte pour apprécier la situation sur le fond, on peut citer des éléments vérifiables tels que la localisation effective des structures de gestion, la présence physique de l’implantation ainsi que le risque commercial effectif correspondant. On ne sait cependant pas avec certitude de quelle manière il serait possible d’appliquer ces critères dans le cas, par exemple, des prestations financières au sein d’un même groupe et des holdings, dont les activités ne nécessitent généralement pas une importante présence physique.

La CJE a clarifié le champ d’application acceptable de certains types de règles anti-évasion et fixé un certain nombre de critères permettant d’apprécier la réalité d’une implantation et le caractère commercial des arrangements mis en œuvre par les assujettis. La Commission estime qu’il serait utile d’examiner l’application pratique des principes issus de la jurisprudence à différents types d’activités et de structures commerciales[16], bien qu’elle dépende à terme des faits relatifs à chaque cas particulier. Elle propose donc aux États membres de s’associer à ce travail et invite également le secteur commercial à lui faire part de ses observations.

Proportionnalité

Il ressort des affaires Cadbury et Thin Cap que, dans le cadre des efforts visant à déterminer si une transaction constitue un montage purement artificiel, les règles nationales anti-abus peuvent prévoir une «sphère de sécurité», c’est-à-dire des critères permettant de cibler les situations correspondant à la plus haute probabilité d’abus. De fait, la Commission partage l’opinion de l’avocat général Geelhoed qui note, dans l’affaire Thin Cap, que l’établissement de critères de présomption raisonnables contribue à une application équilibrée des mesures anti-abus du fait qu’il renforce la sécurité juridique au profit de l’assujetti tout en facilitant la tâche de l’administration fiscale[17].

Toutefois, pour veiller à ce que des implantations et transactions licites ne soient pas indûment sanctionnées, il est impératif que tout assujetti faisant l’objet d’une présomption de montage purement artificiel ait la possibilité, sans tracasseries administratives injustifiées, de fournir des preuves de toute justification commerciale du montage concerné. Seule une approche au cas par cas permet de déterminer dans quelle mesure c’est à l’assujetti qu’il incombe d’apporter la preuve que les transactions qu’il a effectuées constituent des opérations commerciales légitimes. La Commission estime à cet égard que la charge de la preuve ne doit pas peser uniquement sur l’assujetti et qu’il y a lieu de prendre en compte sa capacité globale à se conformer à la législation ainsi que le type du montage concerné. Il est également vital, pour assurer le respect du principe de proportionnalité, que les conclusions de l’évaluation effectuée par l’administration fiscale puissent être soumises à un contrôle juridictionnel indépendant. En outre, il convient que le redressement du revenu imposable résultant de l’application des règles anti-abus soit exclusivement limité aux montants imputables au montage purement artificiel. Dans le cas des transactions au sein d’un même groupe, cela implique de respecter le principe de pleine concurrence, c’est-à-dire de s’en tenir aux conditions commerciales qui auraient été convenues entre deux parties non apparentées. Du point de vue de la Commission, les États membres restent cependant libres d’imposer des sanctions aux assujettis qui ont usé de mécanismes abusifs dans le but d’éluder l’impôt.

3. APPLICATION DES RÈGLES ANTI-ABUS DANS L’UE ET L’EEE

Généralités

Il convient que les États membres soient en mesure de gérer des systèmes fiscaux efficaces et d’éviter toute érosion indue de leur assiette fiscale imputable à des abus ou à la non-imposition involontaire. Parallèlement, il est important de veiller à ce qu’aucun obstacle ne vienne indûment restreindre l’exercice des droits dont bénéficient les particuliers et les opérateurs économiques en vertu de la législation communautaire. Il convient donc que les mesures anti-abus soient très précisément ciblées sur les montages purement artificiels conçus pour contourner la législation nationale (ou la réglementation communautaire dans sa transposition en droit national). C’est aussi le cas pour l’application des règles anti-abus en ce qui concerne les États de l’EEE (sauf en l’absence de conventions adéquates d’échange d’informations avec l’État concerné). Pour veiller à ce que les règles en questions ne soient pas disproportionnées par rapport à l’objectif consistant à faire obstacle aux abus et à garantir la sécurité juridique, il convient de prévoir des mesures de protection adéquates permettant aux assujettis de fournir des preuves de toute justification commerciale des arrangements en cause.

La Commission estime qu’il serait regrettable que, pour échapper à toute accusation de discrimination, les États membres étendent l’application des mesures anti-abus conçues pour lutter contre l’évasion fiscale transfrontalière à des situations strictement circonscrites au cadre national dans lesquelles le risque d’abus est absolument nul. Ce type de solution unilatérale ne fait que compromettre la compétitivité des économies des États membres et est contraire aux intérêts du marché intérieur. De fait, comme le fait observer l’avocat général Geelhoed dans l’affaire Thin Cap[18], pareille extension «est totalement inutile, voire contreproductive en termes d’efficacité économique». En outre, il reste à démontrer que ces extensions puissent suffire à assurer la conformité de toutes les mesures de restriction aux obligations imposées aux États membres par le traité CE.

Le manque d’interaction concertée entre les administrations fiscales des États membres peut occasionner des cas de non-imposition involontaire et ouvrir la voie à des abus, ce qui sape l’équité et l’équilibre des régimes concernés. Des chevauchements peuvent également se produire, par exemple en ce qui concerne la qualification des dettes et des fonds propres. Un État membre peut en effet considérer une transaction comme un apport de capitaux et donc exempter de taxes les revenus qui en sont dérivés (assimilés à une répartition de bénéfices), alors qu’un autre peut considérer que cette même transaction constitue un prêt et autoriser la déductibilité fiscale pour les paiements qui en résultent (assimilés à des intérêts). Il peut donc y avoir déduction dans un État membre sans qu’il y ait une taxation correspondante dans un autre État membre. Le même constat vaut pour les entités hybrides, c’est-à-dire les entités qui sont considérées comme une société anonyme par un État membre et comme une entité transparente par un autre. Cette différence de qualification peut entraîner une double exonération ou une double déduction. La meilleure manière de résoudre ce type de problèmes est de les traiter à la source en réduisant le nombre de cas de chevauchement. À défaut, il est souhaitable d’améliorer la coopération administrative afin de détecter les situations dans lesquelles il est fait une exploitation abusive de ces chevauchements. La Commission propose de discuter plus en détail de ces questions avec les États membres afin d’examiner les possibilités de solutions coordonnées en la matière.

La coopération administrative concernant les mécanismes de fraude fiscale et les cas spécifiques d’abus peut revêtir une importance cruciale pour l’efficacité des mesures antiabus. Les mécanismes d’évasion fiscale sont souvent d’une grande complexité et peuvent impliquer des opérations réalisées dans différents États membres et pays tiers, ce qui les rend de plus en plus difficiles à détecter et à combattre par des États membres agissant isolément. En outre, les mesures anti-abus ciblées imposent aux administrations fiscales une lourde charge de preuve et il est donc d’autant plus important qu’elles coopèrent entre elles. De même, il semble utile que les États membres partagent les bonnes pratiques élaborées au niveau national.

Types courants de règles anti-abus prévues par les législations des États membres

Règles relatives aux SEC. Le principal objectif des règles SEC est d’empêcher les sociétés résidentes de se soustraire à la fiscalité nationale en transférant des recettes à des filiales établies dans des pays à faible niveau d’imposition. Comme l’a reconnu la CJE, les règles SEC sont généralement un bon moyen d’atteindre cet objectif. Les règles SEC, dont le champ d’application est habituellement défini par référence aux critères applicables aux contrôles, au niveau effectif de taxation, à l’activité et au type de recettes de la SEC, prévoient normalement que les bénéfices d’une SEC peuvent être attribués à une filiale implantée sur le territoire national et soumis à l’impôt en vigueur au titre de cette dernière. En vertu des règles SEC, les bénéfices d’une filiale font l’objet d’un traitement fiscal différent du seul fait que la filiale a son siège dans un autre État. Cette différence de traitement est discriminatoire, sauf si elle est justifiée par une différence de situation objective qu’il importe de prendre en compte.

De même, l’inclusion des bénéfices d’une filiale étrangère dans les bénéfices imposables d’une société résidente apparentée empêche cette dernière de s’établir dans un autre État membre par l’intermédiaire de filiales.

À moins d’abolir purement et simplement les règles SEC ou de renoncer à les appliquer au sein de l’UE et de l’EEE, il y a donc lieu de veiller à ce qu’elles visent exclusivement les montages purement artificiels. Il est possible d’en restreindre le champ d’application en prévoyant diverses exceptions, telles qu’une politique de distribution acceptable, des exemptions visant certaines activités (activités effectives d’ordre industriel ou commercial), des cotations publiques, etc., mais, surtout, il est crucial que les assujettis aient la possibilité de démontrer, sous contrôle juridictionnel, que leurs transactions étaient commercialement légitimes.

Les limitations du champ d’application autorisé des règles du type SEC sont sans préjudice de l’application des règles relatives aux prix de transfert, qui peuvent être utilisées de manière plus générale pour cibler les accords sur les prix à caractère non commercial entre sociétés associées. Les règles SEC peuvent donc continuer à jouer un rôle utile en complément des règles relatives à la résidence des entreprises et aux prix de transfert, puisqu’elles constituent un moyen de lutter contre les formes les plus artificielles de montages fiscaux, à savoir le détournement de bénéfices (sur papier) au profit de sociétés dépendantes qui ne sont pas effectivement établies dans d’autres États membres ou États de l’EEE. Il importe néanmoins que les États membres veillent à ce que ces règles ne soient pas appliquées dans le cas d’établissements secondaires implantés dans d’autres États membres et États de l’EEE exerçant effectivement des activités commerciales, et se limitent à prendre les mesures nécessaires pour atteindre l’objectif déclaré de lutte contre les transferts artificiels de bénéfices.

Règles relatives à la sous-capitalisation

Le contenu des règles relatives à la souscapitalisation obéit à différents schémas qui reflètent les divers points de vue et traditions juridiques des États membres en la matière. Leurs cadres généraux sont néanmoins semblables. Les financements par l’emprunt et par l’apport de capitaux n’ont pas les mêmes implications fiscales. Le financement d’une société par l’apport de capitaux aboutit normalement à une distribution des bénéfices aux actionnaires sous la forme de dividendes, mais uniquement après la taxation des bénéfices au niveau de la filiale. Le financement par l’emprunt, lui, entraîne le paiement d’intérêts aux créanciers (qui peuvent aussi être les actionnaires), mais ces paiements réduisent généralement les bénéfices imposables de la filiale. Les dividendes et les intérêts peuvent également avoir des implications fiscales différentes. La différence de traitement, dans la législation fiscale nationale (ainsi qu’au niveau bilatéral), entre le financement par l’emprunt et le financement par apport de capitaux, qui se traduit pour l’État de la source par des droits d’imposition généralement plus faibles sur les intérêts que sur les dividendes, rend le financement par l’emprunt considérablement plus attrayant en contexte transfrontalier et peut par conséquent entraîner une érosion de l’assiette fiscale dans l’État de la filiale.

La suppression pure et simple des règles relatives à la sous-capitalisation ou l’exclusion de leur champ d’application des accords avec les prêteurs résidant dans d’autres États membres et États de l’EEE permettrait d’éliminer les différences de traitement entre filiales résidentes qui se fondent sur la localisation du siège de leur maison mère au sein de l’UE et de l’EEE. La Commission estime cependant qu’il convient que les États membres soient en mesure de protéger leur assiette fiscale de toute érosion artificielle due à des montages de financement par l’emprunt, et ce même au sein de l’UE et de l’EEE. À la suite de l’affaire Lankhorst, certains États membres ont tenté de se protéger de toute accusation de discrimination en étendant l’application de leurs règles en matière de sous-capitalisation aux transactions réalisées dans un cadre strictement national. Comme cela est expliqué plus haut, il n’est pas souhaitable d’aller dans ce sens.

Dans l’affaire Thin Cap, la CJE a reconnu que les mesures visant à faire obstacle à la souscapitalisation ne sont pas condamnables en soi. Il convient cependant d’en limiter l’application aux montages purement artificiels. Pour ce faire, on pourra contrôler que les modalités des accords de financement par l’emprunt entre sociétés apparentées ne dépassent pas le cadre des accords qui auraient été conclus entre sociétés non apparentées, ou, à défaut, qu’elles se justifient par des motivations commerciales légitimes. La Commission considère que les principes établis par la CJE en ce qui concerne les règles en matière de souscapitalisation s’appliquent également aux règles en matière de prix de transfert, qui sont vitales pour l’existence même des régimes fiscaux nationaux. Les États membres ne peuvent mettre en œuvre des systèmes fiscaux efficaces que s’ils sont en mesure d’empêcher toute érosion de leur assiette fiscale due à des arrangements à caractère non commercial entre sociétés associées.

4. APPLICATION DES RÈGLES ANTI-ABUS EN CE QUI CONCERNE LES PAYS TIERS

Les règles SEC déterminent le traitement fiscal des bénéfices réalisés par une société étrangère qui se trouve sous le contrôle d’une société résidente. Étant donné que ces règles visent et donc n’affectent que les actionnaires résidents exerçant une influence certaine sur une société étrangère (généralement une société apparentée appartenant au même groupe), elles ont pour centre de gravité la capacité des sociétés (ou, le cas échéant, des individus) à s’établir dans d’autre pays par l’intermédiaire de filiales. De même, les règles des États membres en matière de sous-capitalisation visent exclusivement les arrangements de financement par l’emprunt au sein d’un même groupe, c’est-à-dire qu’elles ne s’appliquent qu’aux cas dans lesquels un actionnaire étranger détient une participation substantielle dans la filiale résidente. Pour ce qui est des règles en matière de sous-capitalisation, le centre de gravité s’établit lui aussi clairement au niveau de la liberté d’établissement; comme dans le cas des règles SEC, il convient donc d’en examiner l’application dans la seule perspective de l’article 43 du traité CE[19].

Étant donné que le droit communautaire n’oblige pas les États membres à éviter toute discrimination en ce qui concerne l’établissement de leurs ressortissants hors de la Communauté ou l’établissement de ressortissants des pays tiers dans un État membre[20], la question de la discrimination ne se pose pas dans le cas d’une société dépendante ou d’un créancier/actionnaire résidant dans un pays tiers. Il n’y a donc pas lieu d’empêcher les États membres d’appliquer les règles en matière de SEC et de sous-capitalisation en ce qui concerne les pays tiers. Le droit communautaire n’impose aucune exigence particulière en ce qui concerne la légitimité de l’application de la législation concernée en dehors de l’Union européenne[21].

Toutefois, si l’application des règles concernées ne se limite pas aux situations et aux transactions entre sociétés à l’intérieur d’un même groupe (ou impliquant des parties apparentées dont l’une a une influence certaine sur l’autre) et à la mesure où ces données sont avérées, il convient que ces règles soient conformes aux dispositions de l’article 56 du traité CE et aussi, en ce qui concerne les pays tiers, qu’elles s’appliquent exclusivement aux montages purement artificiels (sauf en l’absence de conventions adéquates d’échange d’informations avec le pays tiers concerné).

Les directives relatives à l’impôt sur les sociétés ne s’appliquent qu’aux sociétés constituées dans les États membres et elles ont pour objectif global de créer dans la Communauté des conditions analogues à celles d’un marché intérieur en éliminant les entraves fiscales aux réorganisations transfrontalières et aux paiements de dividendes, d’intérêts et de royalties. Il apparaît donc que leur champ d’application exclut, par exemple, la facilitation de montages destinés à éluder les retenues fiscales sur les paiements au profit d’entités non européennes, lorsque ces pratiques n’ont aucun objectif commercial. On notera à cet égard que le meilleur moyen de faire échec à ce type de manœuvres passe par l’application sinon uniforme, du moins coordonnée, de mesures de lutte contre l’évasion fiscale.

La Commission juge opportun, pour ce qui est, en particulier, de l’application de leurs règles en matière de lutte contre l’évasion fiscale aux mécanismes internationaux de contournement de l’impôt, que les États membres cherchent, en vue de protéger leurs assiettes fiscales, à améliorer la coordination des mesures anti-abus en ce qui concerne les pays tiers. Cette coordination peut avantageusement consister en une coopération administrative (comportant, par exemple, des échanges d’informations et le partage des meilleures pratiques). La Commission souhaite également encourager les États membres, le cas échéant, à renforcer leur coopération administrative avec leurs partenaires extérieurs à l’Union européenne.

5. CONCLUSIONS

La CJE a rendu dans ce domaine un certain nombre d’arrêts dans lesquels elle précise les limites de l’utilisation licite des règles anti-évasion fiscale. Il ne fait aucun doute que ces arrêts auront des conséquences importantes pour les règles en vigueur qui n’ont pas été conçues en tenant compte de ces contraintes. En particulier, il apparaît clairement que les règles ne doivent pas viser trop large, mais au contraire cibler les situations caractérisées par l’absence d’une implantation véritable ou, plus généralement, par l’absence de justification commerciale.

Il y a donc lieu que les États membres procèdent à un réexamen global de leurs règles antiévasion fiscale. La Commission est prête à les soutenir et à les assister dans cet effort. Du point de vue de la Commission, la CJE a établi des critères à appliquer à des faits particuliers, mais il reste à explorer l’application pratique plus générale de ces principes au-delà des circonstances liées aux contextes précis dans lesquels ils ont été formulés. La Commission invite donc les États membres et les autres parties intéressées à travailler avec elle à promouvoir une meilleure compréhension des implications de ces principes pour les systèmes fiscaux des États membres. La Commission souhaite par ailleurs explorer plus en détail, en étroite coopération avec les États membres, les possibilités de solutions coordonnées spécifiques qui permettraient:

– d’élaborer des définitions communes des notions d’abus et de montage purement artificiel (dans le but de fournir des lignes directrices relatives à leur application dans le domaine de la fiscalité directe);

– d’améliorer la coopération administrative de manière à détecter et à neutraliser plus efficacement les manœuvres fiscales frauduleuses;

– d’échanger les meilleures pratiques compatibles avec le droit communautaire, en vue, notamment, de garantir la proportionnalité des mesures anti-abus;

– de réduire l’incidence des chevauchements susceptibles d’aboutir à une non-imposition involontaire, et

– d’améliorer la coordination des mesures anti-abus dans les cas impliquant des pays tiers. La Commission invite le Conseil, le Parlement européen et le Comité économique et social européen à émettre un avis sur la présente communication.

[1] Source : Commission européenne – Direction générale Taxud – COM(2007) – http://ec.europa.eu/taxation_customs.

[2] COM(2006) 823 du 19.12.2006.

[3] Notons que l’application de certaines dispositions anti-abus prévues dans les conventions fiscales avec des pays tiers est aussi susceptible d’affecter indirectement la liberté d’établissement de sociétés ayant leur siège dans un autre État membre.

[4] JO L 347 du 11.12.2006, pp. 1 à 118.

[5] Affaire Emsland-Stärke C-110/99, points 52 et 53; affaire Halifax C-255/02, points 74 et 75.

[6] Voir à titre d’exemple l’affaire Lankhorst, C-324/00, point 37.

[7] Affaire ICI, C-264/96, point 26.

[8] C-196/04, point 69.

[9] Affaire Cadbury, point 37.

[10] Affaire Eurowings, C-294/97, point 44.

[11] Affaire Cadbury, points 36 à 38.

[12] Voir par exemple l’AG Léger dans l’affaire Cadbury, points 55 à 60.

[13] Voir la communication de la Commission du 11 novembre 1998 (JO C 384/98) et notamment son paragraphe 13.

[14] Points 67 et 68.

[15] C-524/04.

[16] À cet égard, il pourrait aussi être opportun d’explorer la possibilité de dresser un inventaire non exhaustif des situations types trahissant généralement un montage artificiel, comme c’est le cas, par exemple, lorsqu’un établissement secondaire, créé dans le but déclaré de fournir des biens ou des services à partir d’une autre juridiction, n’a aucune véritable substance ni aucune activité effective, ou, plus généralement, des types d’arrangements qui ne servent aucun objectif commercial (ou pourraient même être préjudiciables aux intérêts commerciaux dans leur ensemble s’ils n’étaient pas conçus aux fins d’éluder l’impôt).

[17] Point 66.

[18] Point 68.

[19] Affaire Lasertec, C-492/04, point 20.

[20] Dans l’affaire ICI, la CJE note: «Il y a (…) lieu de souligner que, lorsque le litige soumis au juge national concerne une situation étrangère au champ d’application du droit communautaire, le juge national n’est tenu, en vertu du droit communautaire, ni d’interpréter sa législation dans un sens conforme au droit communautaire ni de laisser cette législation inappliquée (…)», point 34

[21] Son application peut cependant être contraire aux dispositions de la convention en vigueur en matière de double imposition.

Les commentaires sont fermés.