LA NOTION D’ABUS DE DROIT : DEVELOPPEMENTS RECENTS EN MATIERE DE FISCALITE EUROPEENNE ET DE RESTRUCTURATION D’ENTREPRISE


Article publié dans la Revue « Fiscalité Européenne et Droit International des Affaires » N° 146 (Année 2006)


Le rapport du Comité consultatif pour la répression des abus de droit année 2005 a été récemment publié par l’administration fiscale 1. Ce rapport annuel est toujours l’occasion de faire le point sur cette procédure spécifique prévue par les articles L 64 et suivants du Livre de procédures fiscale (LPF). Si le risque de l’abus de droit est extrêmement présent sur le plan théorique, et est toujours pris en compte par les conseils lors de la mise en place de stratégie juridique et fiscale, sa mise en œuvre effective par l’administration fiscale n’en demeure pas moins extrêmement limitée. Ainsi, pour l’année 2005, le Comité n’aura eu à examiner que 38 affaires (41 affaires en 2004). Cette crainte permanente de la requalification d’une opération s’explique en grande partie par la lourdeur des sanctions puisque les abus de droit sont sanctionnés par l’application de l’intérêt de retard et de la majoration de 80 %.

D’une manière générale, la procédure de répression des abus de droit a pour objet de permettre à l’administration fiscale d’aller au-delà de l’apparence juridique qu’un contribuable aurait pu conférer à une opération, et d’appréhender sa véritable portée. Ainsi, l’article L 64 du LPF dispose que les actes dissimulant la portée véritable d’un contrat ou d’une convention sous l’apparence de stipulations donnant ouverture à des droits d’enregistrement ou à une taxe de publicité foncière moins élevées, ou déguisant, soit une réalisation, soit un transfert de bénéfices ou de revenus, ou permettant d’éviter, soit en totalité soit en partie, le paiement des taxes sur les chiffre d’affaires afférentes aux opérations effectuées en exécution de ce contrat ou de cette convention ne sont pas opposables à l’administration qui peut restituer son véritable caractère à l’opération litigieuse.

Lorsque l’administration fiscale entend utiliser cette procédure, elle doit établir que les actes en cause avaient un caractère fictif ou pouvaient être regardés comme ayant pour seul but d’éluder les impositions dont était passible l’opération réelle 2.

La procédure de répression des abus de droit débute par la notification d’une proposition de rectification permettant au contribuable de présenter des observations. En cas de désaccord entre l’administration et le contribuable sur le bien-fondé de l’application de la procédure de répression des abus de droit, le litige peut être soumis à l’avis du Comité consultatif pour la répression des abus de droit. Conformément aux dispositions de l’article 1653 C du CGI, ce Comité comprend :

  • un conseiller d’état, le président ;
  • un conseiller à la Cour de cassation ;
  • un professeur des universités, agrégé de droit ou de sciences économiques ;
  • un conseiller maître à la Cour des comptes.

L’avis rendu par ce Comité ne lie pas l’administration fiscale. Néanmoins, force est de constater que les avis ainsi rendus sont le plus souvent suivis par les services fiscaux, et confirmés par la jurisprudence. La composition même de ce Comité implique l’extrême importance que l’on doit attacher à ces avis. Le dernier rapport peut donc être considéré comme un état actualisé de la position probable de la jurisprudence en matière d’abus de droit.

Les domaines d’intervention de ce Comité sont aussi variés que les impôts concernés par la procédure de répression des abus de droit. Aux termes des articles L 64 et L64 A du LPF, cette procédure trouve à s’appliquer :

  • en matière d’impôts ou taxes établis sur les revenus ou bénéfices, c’est-à-dire essentiellement l’assiette de l’impôt sur les revenus et de l’impôt sur les sociétés ;
  • au regard des taxes sur le chiffre d’affaires et des axes équivalentes ;
  • en matière de droits d’enregistrement et de taxe de publicité foncière ;
  • en matière d’impôt de solidarité sur la fortune ;
  • en matière de taxe professionnelle, à compter des impositions établies au titre de 2004.

Le rapport annuel du Comité reprend donc l’intégralité des avis rendus dans l’ensemble de ces matières. L’objet du présent article ne sera pas de procéder à une étude exhaustive de ce rapport mais bien de mettre en lumière les évolutions marquantes intervenues au cours de l’année 2005. Or, comme ont pu les relever les rédacteurs dudit rapport, les avis ont une forte connotation internationale. Sur 38 affaires examinées par le Comité, 7 font référence à la fiscalité internationale ou européenne, contre 3 affaires sur 41 examinées en 2004 et 2 affaires sur 34 examinées en 2003. Ainsi, l’article 123 bis du CGI a, pour la première fois à notre connaissance, fait l’objet d’un avis. Par ailleurs, le Comité a eu à se prononcer pour la première fois sur la mise en œuvre du mécanisme de sursis d’imposition institué par l’article 150 0-B du CGI.

C’est donc tout à la fois la fiscalité européenne (I), et les restructurations d’entreprises (II), deux thèmes chers à cette revue, qui ont fait l’objet d’un nouvel éclairage par le Comité.

L’ABUS DE DROIT ET LA FISCALITE EUROPEENNE

L’article 123 bis du CGI à l’épreuve de l’abus de droit

L’article 123 bis a été instauré par la loi de Finances pour 1999, publiée au journal officiel le 29 décembre 1998. Directement inspiré de l’article 209 B du CGI, applicable aux entreprises, cet article a pour objet la lutte contre l’évasion fiscale.

Ainsi l’article 123 bis du CGI rend imposable à l’impôt sur le revenu les revenus réalisés par l’intermédiaire de structures établies dans des états ou territoires situés hors de France et soumises à un régime fiscal privilégié.

Sont visées par l’article 123 bis du CGI les personnes physiques fiscalement domiciliées en France qui détiennent, directement ou indirectement, 10 % au moins des actions, parts, droits financiers ou droits de vote dans une structure établie ou constituée hors de France dont le régime fiscal est privilégié au sens retenu par l’article 238 A du CGI. Ces dispositions ne sont susceptibles de s’appliquer que lorsque l’actif ou les biens de ces entités sont principalement constitués de valeurs mobilières ou d’actifs financiers.

L’appréciation du régime fiscal privilégié se fait par comparaison avec le régime fiscal applicable à une société mentionnée à l’article 206-1 du CGI. Pour déterminer si une structure établie ou constituée hors de France est ou non soumise à un régime fiscal privilégié, il y a donc lieu de comparer, au titre d’un exercice donné ou d’une année donnée, la charge fiscale effectivement supportée par cette structure à celle que supporterait une société ou une collectivité mentionnée à l’article 206-1 du CGI à raison des bénéfices ou revenus. Autrement dit, une seule et même société peut être soumise ou non à un régime fiscal privilégié en fonction des opérations qu’elle réalise. Si l’on prend l’exemple d’une société luxembourgeoise, elle ne sera visée par l’article 123 bis du CGI que dans l’hypothèse d’une cession de valeurs mobilières. En effet, l’exonération des plus-values serait bien sûr considérée comme un régime fiscal privilégié. En revanche, si cette dernière se limite à percevoir des dividendes, l’article 123 bis du CGI ne sera pas applicable.

L’article 238 A du CGI, auquel renvoie directement l’article 123 bis du même code, a été modifié par la Loi de Finances pour 2005. A cette occasion, la définition législative du «paradis fiscal» a sensiblement évolué. La référence à un écart « notable » entre l’impôt acquitté à l’étranger et l’impôt français est supprimée au profit d’une définition de l’écart d’imposition.

Caractérise désormais le régime fiscal privilégié une différence de plus de 50 % entre l’impôt acquitté à l’étranger et celui dont l’entreprise ou l’entité aurait été redevable en France dans les conditions de droit commun. Ce différentiel d’imposition n’est pas pris en compte dans l’absolu mais en considération de la situation de la structure visée.

Lorsque les conditions d’application de son dispositif sont réunies, les bénéfices ou revenus positifs de l’entité étrangère sont réputés constituer un revenu de capitaux mobiliers de la personne physique dans la proportion des actions, parts ou droits financiers qu’elle détient directement ou indirectement. Les bénéfices sont réputés acquis le premier jour du mois qui suit la clôture de l’exercice de l’entité en cause ou, en l’absence d’exercice clos au cours d’une année le 31 décembre. Ils doivent être déclarés en même temps que les autres revenus réalisés ou dont le contribuable a disposé au cours de ladite année.

En application de l’article 123 bis du CGI, le résultat bénéficiaire ou les revenus positifs de la personne morale sont réputés constituer un revenu de capitaux mobiliers de la personne physique résidente de France dans la proportion des actions, parts ou droits financiers qu’elle détient directement ou indirectement.

Le montant du revenu de capitaux mobiliers de la personne physique est déterminé par application aux résultats imposables retraités de l’entité, du pourcentage des droits financiers qu’elle détient directement ou indirectement par l’intermédiaire d’une chaîne de participation dans cette structure. Ce revenu doit figurer dans la déclaration d’ensemble après déduction éventuelle de l’impôt étranger. La personne physique est également assujettie au titre du revenu de capitaux mobiliers en cause à la CSG et CRDS soit un taux de 11%.

Le régime fiscal de l’article 123 bis apparaît donc pour le moins préjudiciable au contribuable. Ce dispositif devait s’appliquer à compter de l’imposition des revenus de l’année 1999 étant observé que les revenus sont réputés acquis au 1er jour suivant la clôture de l’exercice.

Dans le cas soumis au Comité, la SA C…, société de droit luxembourgeoise dont M. R…, résident français est actionnaire à hauteur d 1 999 actions sur 2 000, avait un exercice social fixé du 1er janvier au 31 décembre de chaque année. Les revenus de 1998 de cette société, entrant dans le champ d’application du nouveau mécanisme, auraient donc été réputés acquis le 1er janvier 1999 et étaient donc imposables dès l’année 1999.

La société C… a réuni le 29 décembre 1998 une assemblée extraordinaire qui a décidé que son exercice 1998 serait clos, non le 31 décembre 1998, mais le 30 novembre 1998, et que désormais, ses exercices se dérouleraient du 1er décembre au 30 novembre de chaque année.

Le Comité a suivi l’analyse de l’administration en retenant que la société C… n’apportait aucune justification économique, financière ou patrimoniale à l’appui de sa décision de portée rétroactive d’avancer la date de clôture de l’exercice 1998. Il a été considéré que cette modification avait eu pour seul but d’empêcher l’application de l’article 123 bis CGI.

Cet avis n’a rien de surprenant sur le terrain de l’abus de droit. Le but exclusivement fiscal de la modification de la date de clôture de l’exercice apparaît en effet indiscutable. En revanche, il est riche d’enseignement sur le plan de la fiscalité internationale. L’article 123 bis du CGI est en effet un dispositif très controversé sur le plan doctrinal. Dans la présente revue 3, nous avions très clairement posé la question de la compatibilité avec les conventions internationales et le droit communautaire.

Or, il est intéressant de constater que, à notre connaissance, aucune décision jurisprudentielle n’avait été rendue sur l’application de cet article. Nous aurions pu en déduire une certaine réticence des services fiscaux dans l’application d’une disposition dont la légalité internationale est discutable.

L’avis rendu par le Comité démontre clairement le contraire, l’administration fiscale ne craint pas la censure des juridictions. L’argument de l’incompatibilité avec le droit communautaire avait d’ailleurs été soulevé devant le Comité qui a fort logiquement renvoyé cette question à la compétence du juge de l’impôt. Nous pouvons donc attendre avec impatience la position jurisprudentielle sur ce point.

L’utilisation abusive d’une société étrangère

L’existence et l’utilisation des paradis fiscaux sont liées à l’évolution de la notion de « tax planning »4 .
Le « tax planning » ne s’inscrit pas nécessairement dans le domaine de la fraude fiscale ou de l’abus de droit, qui implique une violation intentionnelle de la loi. Il s’agit de l’utilisation de la loi fiscale à des fins de minimisation du coût fiscal. Cette pratique est légitime lorsque le montage ou le mécanisme utilisé correspond à des transactions commerciales normales.

En d’autres termes, le montage doit être justifié par des motifs économiques ou commerciaux. A l’inverse, l’interposition d’une structure à l’étranger pour des motifs exclusivement fiscaux peut être remise en cause par l’administration fiscale.

Dans le cas soumis au Comité, des contribuables fiscalement domiciliés en France, avaient interposé une société luxembourgeoise afin de bénéficier du régime luxembourgeois d’exonération des plus-values inhérentes aux cessions des titres de participation. Pour retenir l’existence d’un abus de droit, le Comité a retenu les éléments suivants :

  • Les différentes sociétés intervenant dans le montage étaient toutes dirigées par des personnes physiques ;
  • La société luxembourgeoise n’a joué aucun rôle économique, la société française ayant mené l’opération et pris les risques financiers.

En conclusion, le comité dispose que la localisation du profit à l’étranger, dans un pays à fiscalité privilégiée a été dissimulée dans le cadre d’un montage qui a eu pour but exclusif de faire échapper à l’impôt la plus grande des partie des bénéfices réalisés.

La encore, la solution n’est pas surprenante en elle-même. Le fait que ce montage soit soumis au Comité démontre, s’il en était besoin, de l’élargissement du champ d’investigation de l’administration fiscale. Si la portée de cet arrêt doit être soulignée, son intérêt pratique pour l’avenir doit cependant être nuancé. En effet, la loi de finances de pour 2005 a instauré un nouveau régime d’exonération pour les plus-values afférentes aux cession de titres de participation. En d’autres termes, il sera désormais difficile en la matière de qualifier le Luxembourg de pays à fiscalité privilégiée.

L’ABUS DE DROIT ET LA RESTRUCTURATION D’ENTREPRISE

La stratégie tendant à apporter des titres préalablement à leur cession par la société bénéficiaire des apports est depuis de très nombreuses années source de contentieux. D’une manière générale, l’opération d’apport ne génère pas d’imposition immédiate. La valeur d’apport des titres correspond donc à leur valeur réelle. Dans un second temps, la cession ne génère pas de plus-value imposable puisque le prix de cession est égale au prix de revient, c’est-à-dire la valeur retenue pour l’apport. Cette stratégie a donc pour effet d’éviter la réalisation de plus-values.

Les services fiscaux peuvent néanmoins remettre en cause ce montage sur le fondement de l’abus de droit en arguant du but exclusivement fiscal des opérations. La spécificité de la matière résulte de ce que le régime fiscal des plus-values inhérentes à un échange de titres a été profondément modifié en 2000. Le Comité a très clairement défini les critères d’appréciation de l’abus de droit pour les opérations intervenues avant 2000. Pour la première fois, à notre connaissance, il se prononce dans ce rapport sur les opérations postérieures et semble consacrer une appréciation beaucoup plus favorable au contribuable.

Pour mieux comprendre la portée de cette évolution, il convient de revenir sur les deux régimes en question et d’en tirer les conséquences en termes d’abus de droit.

Les apports réalisés par les particuliers jusqu’au 31 décembre 1999 étaient soumis aux dispositions de l’article 160 I ter du CGI. Aux termes de ce dispositif, l’imposition de la plus-value réalisée à l’occasion d’un échange de titres dans le cadre d’une fusion, d’une scission ou d’un apport à une société effectivement soumise à l’IS peut, sur demande du contribuable, être reportée jusqu’au moment où l’associé sera dessaisi des titres reçus lors de l’échange à la suite d’une cession ou d’un rachat, ou d’un remboursement, ou d’une annulation ou d’une transmission à titre gratuit. Ce régime prévoyait donc un report d’imposition, facultatif, à l’initiative du contribuable.

C’est au regard de l’application de ce dispositif que le Comité avait déterminé les critères d’appréciation suivants pour la détermination de l’abus de droit.

  • Le délai écoulé entre l’apport des titres et leur cession. Plus ce délai est court, et plus le risque d’abus de droit est important ;
  • Le remploi ou l’absence de remploi des fonds dégagés par la cession au sein de la société bénéficiaire des apports. Il est essentiel que le produit de la cession soit réinvesti pour les besoins de l’activité professionnelle de la société bénéficiaire des apports et cédante des titres ;
  • L’absence d’autres éléments permettant de justifier l’existence d’un but économique ou professionnel à l’apport des titres.

Dans l’attente d’une prise de position formelle relative à l’application du nouveau régime, ces mêmes critères ont été utilisés par les professionnels pour conseiller ou déconseiller ce type de montage.

Cependant, les apports intervenus depuis le 1er janvier 2000 sont soumis aux dispositions de l’article 150 0-B du CGI, lequel institue un dispositif unique de sursis d’imposition qui s’applique aux plus-values d’échanges de titres. Bien que le résultat de l’application de ces deux régimes soit semblable, leur régime n’en demeure pas moins substantiellement différent.

Dans le cadre du report d’imposition, la plus-value réalisée lors de l’échange est calculée et déclarée, mais son imposition est reportée au moment où s’opérera la cession ou le rachat des titres reçus lors de l’échange ou encore remboursement ou leur annulation. Le bénéfice du report est subordonné à une demande express du contribuable. Dans le cadre du sursis, la plus-value n’est ni constatée, ni imposée, mais en cas de cession ultérieure des titres, la plus-value est calculée par rapport à la valeur originelle des titres remis à l’échange. A la différence du report, le sursis s’applique automatiquement.

Confronté pour la première fois à l’application de l’article 150-0 B du CGI, le Comité a modifié son appréciation en conséquence. Ce dernier, après avoir examiné au fond les premières affaires, a considéré par la suite que le mécanisme de sursis d’imposition automatique ne laisse désormais aucun autre choix au contribuable qui souhaiterait être immédiatement imposé que de procéder à une cession directe des titres, l’opération d’échange étant en effet traitée comme une opération intercalaire ne donnant pas lieu à liquidation de l’impôt sur le revenu, la plus-value d’échange étant imposée ultérieurement, notamment lors de la cession des titres reçus en échange. Le Comité a donc conclu que le bénéfice de ce nouveau dispositif légal n’était pas constitutif d’un abus de doit.

Afin de mieux appréhender la portée de cet avis, il convient de préciser les faits de l’espèce qui étaient en cause. Mr et Mme L… ont participé à la constitution en décembre 1998 de la société A… par apport de titres d’une précédente société.

La plus-value d’apport réalisée a bénéficié du report d’imposition prévu à l’ancien article 160 I ter du CGI. Le 27 septembre 2000, les intéressés ont constitué la société J… P… à laquelle ils ont apporté le 4 octobre suivant des actions de la société A…. A cette occasion, le report d’imposition des titres apportés en 1998 a été prorogé et la plus d’apport à la société J… P… a été placée dans le champ du sursis d’imposition automatique prévu par l’article 150-0 B du CGI. Le 5 octobre 2000, l’ensemble des titres A… est cédé.

Compte tenu du caractère extrêmement rapproché des dates d’apport et de cession, l’application des critères antérieurs afférents à l’ancien régime aurait probablement conduit le Comité a qualifié l’ensemble de ces opérations d’abus de droit. Or, le Comité n’a pas fait application de ces critères, retenant tout au contraire l’entrée en vigueur du nouveau régime. Il précise ensuite que ce nouveau régime ne laisse désormais aucun autre choix au contribuable qui souhaiterait être immédiatement imposé que de procéder à une cession directe des titres, l’opération d’échange étant en effet traitée comme une opération intercalaire ne donnant pas lieu à liquidation de l’impôt sur le revenu, la plus-value d’échange étant imposée ultérieurement, notamment lors de la cession des titres reçus en échange. Le Comité a donc conclu que le bénéfice de ce nouveau dispositif légal n’était pas constitutif d’un abus de doit.

En conclusion, il semble que le Comité aient une interprétation moins stricte du nouveau dispositif qui serait beaucoup plus favorable au contribuable. Cette évolution doit cependant être appréciée avec prudence. C’est en effet le seul avis rendu en ce sens par le Comité, même s’il est vrai qu c’est le dernier en date. Deux raisons peuvent néanmoins nous inciter à penser que cette position sera confirmée :

  • Le sursis se distingue du report d’imposition en ce qu’aucune plus-value n’est constatée ni déclarée ;
  • Le sursis est une obligation, sans faculté d’option comme le report d’imposition.

Ces deux différences fondamentales pourraient être de nature à justifier la position du Comité. Il convient par ailleurs de souligner que la jurisprudence récente tend à consacrer une réelle souplesse dans l’appréciation du but exclusivement fiscal d’une opération. Ainsi, en matière de report d’imposition, le Tribunal administratif de Versailles, dans un jugement en date du 13 décembre 2005 5, vient d’écarter l’application de l’abus de droit dans un cas d’espèce où l’application stricte des trois critères définis ci-dessus aurait dû conduire à la requalification des opérations. Il est intéressant que constater que l’administration fiscale n’a pas fait appel de cette décision, ce qui pourrait signifier que cette dernière se range à cette nouvelle analyse.

En conclusion, ce rapport est, cette année peut être plus que les précédentes, riche d’enseignements. Nous attendrons la confirmation de ces avis, avec une impatience toute particulière pour le régime du sursis d’imposition.

Enfin, si les affaires soumises au Comité présentent de plus en plus une connotation européenne, cette tendance se traduit aussi au niveau du droit et de la jurisprudence communautaire en matière d’abus de droit. Le régime juridique de l’abus de droit devra désormais être apprécié à l’aune du droit communautaire et de la jurisprudence de la CJCE.

Dans un arrêt HALIFAX6 en date du 21 février 2006, la CJCE a rappelé que l’existence d’une pratique abusive était caractérisée par deux éléments :

  • les opérations ont pour résultat l’obtention, sous couvert d’une régularité formelle, d’un avantage fiscal dont l’octroi est contraire à l’objectif poursuivi par la réglementation fiscale communautaire et la législation nationale la transposant ;
  • Les opérations ont pour « but essentiel » l’obtention d’un avantage fiscal. La Cour ajoute que l’interdiction de pratiques abusives n’est pas pertinente lorsque les opérations en cause sont susceptibles d’avoir une justification autre que la simple obtention d’avantages fiscaux.

La convergence avec le droit français sur les critères est tout à fait remarquable. Il en va néanmoins différemment quant au domaine d’application. En effet, l’abus de droit est qualifié en droit communautaire de principe régissant l’interprétation du droit communautaire qui existe sans avoir besoin d’être reconnu expressément par le législateur communautaire. En d’autres termes, l’abus de droit est applicable en toutes matières. A l’inverse, l’article L 64 du LPF limite le champ d’application de la procédure de répression des abus de droit aux impôts expressément cités dans le texte. L’évolution du droit français, sans cesse marquée par le droit communautaire devra donc faire l’objet d’une attention toute particulière.

 

 

Jean-Philippe SOLLBERGER
Avocat
DJCE-DESS Droit et fiscalité de l’Entreprise
Institut de Droit des Affaires AIX en PROVENCE
DESS Stratégie Fiscale de l’entreprise
Université Nice Sophia-Antipolis
CABINET FONTANEAU

 

 

1 BOI 13 L-3-06
2 CE 10 juin 1981, RJF 9/81 n°787 Cass. Com. 18 avril 1988, RJF 2/89 n°250
3 Revue « Fiscalité Européenne et Droit International des Affaires » année 2004, n°138
4 Monsieur Bruno GOUTHIERE, Editions Francis LEFEBVRE « Les impôts dans les affaires internationales »
5 TA Versailles du 13 décembre 2005, RJF 6/06 n°750
6 CJCE 21 février 2006 aff. 223/02 gr. Ch., Halifax plc, Leeds Permanent Development Services LTD, County Wide Property Investments LTD, RJF 05/2006, n°648

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