LA LIBERTE D’ETABLISSEMENT EST-ELLE SUSCEPTIBLE D’UN ABUS DE DROIT ?

 


Article publié dans la Revue « Fiscalité Européenne et Droit International des Affaires » N° 143 (Année 2005)


 
L’abus de droit, tel qu’il est défini par l’article L64 du Livre des Procédures Fiscales, constitue une arme ultime et redoutable pour l’Administration fiscale française et une source d’insécurité juridique grave pour les contribuables, d’autant plus que la marge de manœuvre est souvent très faible entre la recherche légitime de la voie la moins imposée et l’utilisation abusive d’un texte.

Le danger est d’autant plus grave que la jurisprudence française actuelle pousse assez loin la définition de l’abus de droit et élargit donc la possibilité pour l’Administration fiscale de s’en prévaloir.

A la lumière d’une série de décisions couronnée par un arrêt du Conseil d’Etat du 18 mai 2005, nous examinerons comment la Haute Juridiction caractérise l’abus de droit, nous verrons si l’abus de droit peut faire échec à la liberté d’établissement telle qu’elle est définie par les textes européens, et enfin nous rechercherons si cette position du Juge français est conforme à la jurisprudence européenne.

LES ELEMENTS CONSTITUTIFS DE L’ABUS DE DROIT

Au terme de l’article L64 du Livre des Procédures Fiscales, ne peuvent être opposés à l’Administration des Impôts les actes qui dissimulent la portée véritable d’un contrat ou d’une convention à l’aide de clauses :

  • qui donnent ouverture à des droits d’enregistrement ou à une taxe de publicité foncière moins élevée,
  • qui déguisent soit une réalisation soit un transfert de bénéfices ou de revenus,
  • qui permettent d’éviter, en totalité ou en partie, le paiement des taxes sur le chiffre d’affaires correspondant aux opérations effectuées en exécution d’un contrat ou d’une convention.

Ces dispositions ont pour but de déjouer des fraudes ou des manœuvres qui visent à éluder ou minimiser l’impôt en masquant la situation réelle par un acte juridique apparemment régulier mais non sincère.

L’Administration doit alors démontrer pourquoi cet acte juridique n’est pas sincère et rétablir la situation réelle pour pouvoir substituer cette situation à celle découlant de l’acte incriminé.

L’Administration est ainsi à même de parer aux manœuvres consistant sur le couvert d’actes juridiques apparemment réguliers, à dissimuler sciemment la nature véritable d’une opération en vue de faire échec à la loi fi scale notamment en faisant échapper à l’impôt des sommes normalement imposables.

Par suite, cette procédure exceptionnelle n’est susceptible de recevoir application que dans les cas où l’Administration, refusant de tenir compte d’actes juridiques régulièrement conclus par les contribuables, croit pouvoir établir l’existence de fraude ou de manœuvres.

A l’origine, la notion d’abus de droit permettait d’écarter les montages purement fictifs en vue d’éluder l’impôt.

Un exemple type est celui d’une donation déguisée sous la forme d’une vente pour réduire les droits d’enregistrement.

Mais la jurisprudence, tant du Conseil d’Etat que de la Cour de Cassation, est allée beaucoup plus loin en permettant de remettre en cause non seulement les actes présentant un caractère fictif mais aussi ceux dont le seul but est d’éluder une imposition.

Dans ce cas, le critère de l’abus de droit consiste notamment dans l’absence de raison économique ou autre, mais en tout cas autre que fi scale, à l’opération effectuée.

Cependant, les dispositions de l’Article L64 du LPF n’interdisent pas à un contribuable, lorsqu’il a le choix entre deux solutions légales, de retenir la moins onéreuse du point de vue fiscal du moment que les actes juridiques expriment bien les rapports de fait et de droit entre les parties.

Ainsi, à défaut de fictivité des actes litigieux, l’existence de préoccupations fiscales, licites en elles-mêmes, ne peut être retenue que si elle constitue la justifi cation exclusive de l’opération.

Selon la jurisprudence actuelle et qui n’est pas démentie depuis plus de 25 ans, pour pouvoir écarter certains actes passés par le contribuable, l’Administration doit, lorsque la charge de la preuve lui incombe, établir que ces actes ont un caractère fi ctif ou à défaut qu’ils n’ont pu être inspirés par aucun motif autre que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, s’il n’avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées eu égard à sa situation et ses activités réelles (Conseil d’Etat 10 juin 1981 n°19 079 Plénière).

Ainsi, de l’abus de droit par simulation, la jurisprudence est passée à l’abus de droit par fraude à la loi, c’est-à-dire, par l’utilisation d’une disposition légale conformément à sa lettre mais en violation de l’esprit dans lequel elle a été instituée : la fraude à la loi en matière fiscale réside dans le fait de passer des actes à seule et unique fin de réduire son impôt en faisant un usage de la loi fiscale formellement régulier mais contraire à son esprit.

LA PRISE DE PARTICIPATION DANS UNE SOCIETE HOLDING
LUXEMBOURGEOISE PEUT-ELLE PARTICIPER A UN ABUS DE DROIT ?

En l’espèce, six sociétés françaises avaient pris une participation, chacune à hauteur de 16,66 % dans le capital d’une holding luxembourgeoise.

Ces sociétés s’étaient placées sous le régime des Sociétés mères des Articles 145, 146 et 216 du CGI et avaient ainsi pu bénéficier, à l’exception de la quote-part de 5 % pour frais et charges prévue à l’Article 216, d’une exonération d’impôt en France sur les revenus qui leur étaient versés par leur filiale luxembourgeoise.
Or, les produits ainsi distribués n’avaient quasiment pas subi d’imposition au Luxembourg en application du régime fiscal local.

Ainsi, le «montage» incriminé avait permis aux sociétés concernées d’être quasiment exonérées d’impôt sur le produit de leurs placements, alors qu’elle auraient été imposées si ces placements avaient été réalisés de manière directe en France et non au travers de leur filiale luxembourgeoise.

De plus, le pourcentage de participation retenu leur permettait d’échapper à l’application de l’Article 209B du CGI qui, dans son texte en vigueur à l’époque des faits, permettait de soumettre à l’impôt sur les sociétés en France, les entreprises françaises qui détenaient directement ou indirectement 25 % au moins des actions ou parts de sociétés établies dans un Etat étranger dont le régime fiscal est privilégié, dans la proportion des droits sociaux qu’elle y détenait.

Ce «montage» est-il pour autant constitutif d’un abus de droit ?

Les décisions rendues en premier ressort et en appel avaient répondu par la négative et condamné l’Administration qui avait mis en œuvre la procédure de répression des abus de droit.

L’Administration avait soutenu qu’une société française avait fait, en mettant en place la structure ad hoc de la société holding, une utilisation abusive du régime d’imposition entre les sociétés mères et les sociétés filiales et fait valoir à l’appui de cette allégation que la Banque à l’origine de la création de la holding avait outrepassé sa fonction d’intermédiaire fi nancier ; qu’elle était le véritable maître de l’affaire au niveau de la gestion ; que le choix de la localisation et de la structure juridique constituait un levier fi scal maximal en contradiction avec l’esprit et les textes fiscaux, qu’il existait ainsi un élément intentionnel de la mise en place d’un montage et un élément objectif caractérisé par l’usage anormal et excessif d’un régime de faveur prévu par le législateur qui a eu pour effet de diminuer à un niveau proche de zéro la charge fiscale que l’entreprise aurait dû normalement acquitter.

Ainsi, les deux critères de l’abus de droit, d’une part la fictivité de la holding qui n’avait pas un rôle réel de gestion de participations financières et la fraude à la loi, auraient été tous deux remplis, alors qu’un seul aurait suffi à incriminer le montage.

Ces allégations n’avaient cependant pas convaincu la Cour Administrative d’Appel de Nancy et celle-ci avait écarté l’abus de droit dès lors que l’Administration n’établissait pas que la société holding n’aurait pas fonctionné selon les règles prévues par le droit commercial, notamment en ce qui concerne la distribution de dividendes, qu’elle n’aurait pas comptabilisé régulièrement les opérations afférentes à son activité et que les conditions du fonctionnement de la société holding auraient eu un but exclusivement fi scal (CAA Nancy 4 avril 2002).

A la lecture de son Arrêt, il semble que la Cour se soit attachée davantage à la régularité formelle du fonctionnement de la holding qu’à sa réalité.

De même, saisie du litige opposant une autre des autres sociétés ayant participé au «montage» par l’Administration des Impôts, la Cour Administrative d’Appel de Nantes avait estimé qu’il n’était pas établi par les circonstances invoquées par l’Administration que la société incriminée, en participant au capital de la société luxembourgeoise, ait eu exclusivement pour but d’atténuer ses charges fiscales alors que cette société indiquait, sans être précisément contredite, que la création de la société chargée de gérer la trésorerie de ses actionnaires s’expliquait par la volonté de réaliser des économies de frais et d’obtenir de meilleurs placements, que cet objectif avait été effectivement atteint et que, par ailleurs, le choix d’un taux de participation inférieur à 25 %, seuil prévu par les dispositions alors applicables de l’Article 209 B du Code Général des Impôts au-delà duquel est exclue l’application du régime des sociétés mères et filiales lorsque la filiale est située dans un Etat dont le régime fiscal est privilégié ne peut ni par lui-même, ni par combinaison avec l’ensemble des circonstances de l’affaire être regardé comme abusif.

Ainsi, les Cours Administratives d’Appel, retenant une conception restrictive de l’abus de droit, s’étaient essentiellement attachées à vérifi er que le fonctionnement de la société luxembourgeoise était régulier, sans s’attacher véritablement à rechercher s’il y avait eu fraude à la loi, c’est-à-dire si le dispositif fiscal avait été utilisé conformément à son esprit.

Saisi d’un recours de l’Administration, le Conseil d’Etat allait retenir une interprétation de l’abus de droit beaucoup plus rigoureuse pour le contribuable, mais qui allait dans le sens de sa jurisprudence traditionnelle depuis l’arrêt de sa Chambre Plénière.

Dans un arrêt du 18 février 2004, qui infi rmait la décision de la Cour Administrative d’Appel de Nancy, la haute juridiction allait en effet d’une part, considérer que l’Administration avait apporté la preuve qu’en dépit de son existence et de la régularité apparente de son fonctionnement, la société holding était en fait une coquille vide et d’autre part, que l’Administration avait établi que la motivation de l’opération était exclusivement fiscale.

L’Administration avait, en effet, fait valoir que la prise de participation dans la holding luxembourgeoise ne relevait d’aucune justification économique, que, contrairement aux allégations du contribuable qui soutenait que le recours à une société holding établie au Luxembourg lui aurait permis de réaliser des placements fi nanciers au moindre coût en l’absence de frais de courtage et dans des conditions de gestion plus souples qu’en France, la société luxembourgeoise avait réalisé des opérations de placements assorties de frais de courtage et supporté d’importants frais de gestion alors que le taux de rentabilité de ses placements n’excédait pas les taux moyens observés sur les marchés français en cause. L’Administration avait établi que cette société luxembourgeoise était dépourvue de toute substance, qu’elle n’avait aucune compétence technique en matière de placement financier et était, pour sa gestion et ses investissements, sous l’entière dépendance de l’établissement bancaire à l’origine de sa création et de sa filiale établie au Iles Caïmans alors que les actionnaires ne prenaient aucune part aux décisions statutaires, que la société holding ne supportait au Luxembourg aucune imposition sur ses bénéfi ces, exception faite d’un droit d’abonnement d’un faible montant, et qu’en prenant une participation à hauteur de 16,66 % du capital dans cette société la société française se plaçait sous le bénéfice du régime fiscal des sociétés mères tout en évitant l’application de l’Article 209B du CGI en sorte d’être dispensée en France de tout impôt sur les sociétés à l’exception d’une quote-part de frais et charges de 5 % sur les revenus distribués. Ces arguments ont convaincu le Conseil d’Etat qui a considéré que l’Administration devait être regardée comme ayant apporté la preuve qui lui incombait que la participation dans la société holding était un montage constitutif d’un abus de droit.

Dans cette décision, le Conseil d’Etat ne s’était pas posé la question de savoir si le droit interne qu’il avait appliqué était, en l’espèce, conforme au droit communautaire, puisque la question ne lui avait pas été posée, et que le contribuable n’avait pas tenté de se prévaloir du droit communautaire.

Cette question très intéressante sera posée sur le recours formulé par l’Administration des Impôts à l’encontre de l’arrêt de la Cour Administrative d’Appel de Nantes, qui sera examiné un an plus tard par le Conseil d’Etat.

ABUS DE DROIT ET LIBERTE D’ETABLISSEMENT

Les arguments, soulevés de part et d’autre devant le Conseil d’Etat saisi du pourvoi à l’encontre de l’arrêt de la Cour Administrative d’Appel de Nancy, étaient pour l’essentiel identiques à ceux qui avaient été soulevés dans l’instance précédente.

Il n’est donc pas surprenant que le Conseil d’Etat ait estimé que la localisation du holding de participation financière en cause à l’étranger plutôt qu’en France ne présentait aucun avantage sur le plan économique et financier et que, par la suite, le choix d’une telle localisation ne procédait que du motif exclusivement lié à l’avantage fiscal qui en résultait.

Mais, de plus, le contribuable avait fait valoir qu’un vertu de l’Article 52 du Traité de Rome, devenu l’Article 43 du Traité instituant la Communauté Européenne, sont proscrites les restrictions à la liberté d’établissement des ressortissants d’un Etat membre dans le territoire d’un autre Etat membre, que cette interdiction s’étendait aux restrictions à la création d’agences, de succursales ou de filiales par un ressortissant d’un Etat membre sur le territoire d’un autre Etat membre, que les dispositions précitées de l’Article L64 du LPF sont de nature à restreindre l’exercice de cette liberté d’établissement en exerçant un effet dissuasif à l’égard des contribuables qui souhaitent s’installer dans un autre Etat membre de la Communauté Européenne notamment lorsque la création de l’Etablissement est inspirée par un motif fiscal.

Le Conseil d’Etat a écarté ce moyen au motif que l’application des dispositions de l’Article L64 du LPF était strictement limitée au cas où l’Administration apportait la preuve que l’acte par lequel le contribuable s’établissait à l’étranger révélait un caractère fictif ou simulé, ou bien à défaut, n’avait pu être inspiré par aucun motif autre que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, s’il n’avait pas passé cet acte, aurait normalement supportées eu égard à sa situation et à ses activités réelles ; qu’eut égard à l’objectif ainsi poursuivi, qui consiste spécifiquement à exclure du bénéfice des dispositions fiscales favorables les montages purement artificiels dont le seul objet est de contourner la législation fiscale française ainsi que les conditions de sa mise en œuvre, les dispositions de l’Article L64 du LPF ne peuvent être regardées comme apportant une restriction à la liberté d’établissement incompatible avec les stipulations du Traité instituant la Communauté Européenne, que par suite la Société requérante n’était pas fondée à soutenir que ces stipulations feraient obstacle à l’application des dispositions de l’Article L64 du LPF.

Ainsi, pour le Conseil d’Etat, la liberté d’établissement s’arrête là où commence la fraude à la loi et des montages artificiels inspirés par un but purement fiscal ne sauraient en bénéficier. Une telle position est-elle conforme à la jurisprudence européenne ?

LA POSITION DE LA CJCE

D’une manière générale, la Cour de Justice des Communautés Européennes juge que les Etats membres ne peuvent adopter des mesures fiscales qui auraient pour effet d’entraver l’établissement dans un autre Etat membre d’un de ses ressortissants, de même qu’ils ne peuvent prendre des mesures fiscales qui fassent obstacle à leur établissement sur son territoire d’entreprises ressortissantes d’autres Etats membres. La liberté d’établissement doit jouer dans les deux sens et interdit aussi
bien à l’Etat d’accueil qu’à l’Etat de départ de prendre des mesures discriminatoires.

Ainsi, un Etat membre ne saurait empêcher une société d’exercer son droit d’établissement dans un autre Etat membre au motif qu’une telle opération entraînerait une perte fiscale en ce qui concerne les impôts qui sont exigibles en raison d’une activité future si la société demeurait assujettie dans cet Etat.

Le prétexte de la lutte contre l’évasion fiscale permettrait trop facilement de couvrir les attitudes protectionnistes. Ainsi la CJCE a très tôt affirmé que le risque d’évasion fiscale ne peut pas être invoqué pour déroger à la liberté d’établissement, car la lutte contre l’évasion fiscale n’est pas un motif suffisant pour justifier une discrimination ou une entrave à une liberté garantie par le traité, et notamment la liberté d’établissement (CJCE 28 janvier 1986, affaire 270/83 Commission contre France, CJCE 16 juillet 1998, affaire 264/96).

Cependant, et par dérogation à ce principe général, la Cour admet semble-t-il des restrictions qui ont pour objet spécifique d’exclure d’un avantage fiscal les montages purement artificiels dont le seul but serait de contourner la législation fiscale nationale. Ainsi, pour la CJCE, si le simple exercice de liberté d’établissement ne peut faire présumer une évasion fiscale, même si cet exercice a abouti à une imposition moins élevée, il n’en va pas de même si l’Administration peut démontrer l’existence d’un montage purement artifi ciel.

Pour la Haute Juridiction Européenne, comme pour le Conseil d’Etat, la fraude à la loi pourrait donc être l’exception qui pourrait justifier la non application du droit communautaire (CJCE 16 juillet 1998, affaire 264/96 ICI, 11 mars 2004 affaire 9/02 de Lasterie du Saillant).

Reste cependant à savoir si le Juge communautaire a la même définition de la fraude à la loi que le Juge français et s’il retiendrait donc une conception aussi large de l’abus de droit.

A notre connaissance, la question ne lui a pas encore été posée de manière aussi précise.

Henri FONTANA
Avocat au Barreau de Nice
Ancien Assistant à la Faculté
CABINET FONTANEAU

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